LARBI LAKEHAL, RÉALISATEUR
“L’image est le meilleur moyen de raconter notre histoire”
Par : Sara Kharfi
Avec
passion, il dévoile les détails du projet du biopic du groupe
Lemchaheb. Sans concession, il explique les difficultés du cinéaste en
Algérie.
Liberté : Vous allez réaliser un biopic sur le groupe marocain Lemchaheb. Comment est né ce projet ?
Larbi Lakehal : C’est une rencontre inopinée, le “mektoub !”. J’ai été
invité à la 6e édition du Festival national de musique diwane de Béchar,
et c’est là que j’ai rencontré et discuté à cœur ouvert avec Lemchaheb.
Ils ont constaté que je maîtrisais leur parcours musical et humain
ainsi que le travail qu’ils ont effectué sur le patrimoine. Lors de nos
échanges, je leur ai parlé du parallèle que je fais, personnellement,
entre Kenadessa (Béchar) et El Haï El Mohammedi (Casablanca, Maroc).
Autour d’El Haï El Mohammedi, il y a eu un brassage de beaucoup de
cultures, une composition socioéconomique et culturelle qui s’est tissée
autour de cette cité ouvrière – c’est d’ailleurs de ce quartier que
sont issues Jil Jilala et Ness El Ghiwane. Et pour Kenadessa, c’est la
même chose : c’est une cité minière où il y a eu un brassage de ce qu’on
pourrait appeler la “société saharienne”, qui a permis à plusieurs
cultures et ethnies d’évoluer dans cet espace. Mais j’avoue que ce n’est
pas facile de dire oui pour un film sur Lemchaheb, parce que c’est une
grande responsabilité. C’est l’histoire de toute une vie. Il faut
traduire quarante années de péripéties. Je suis conscient que certaines
choses vont être dites, que d’autres non, qu’il y a des lignes rouges,
des croisements d’événements, etc. Le lendemain de cette discussion,
Salaheddine Kousra, président de Lemchaheb, m’a dit qu’ils avaient
décidé que c’était moi qui ferai le film.
Quelle a été votre réaction ?
Je ne savais même pas qu’il y avait un film en projet. Je lui ai
répondu que c’était une très grande responsabilité, et que je ne pouvais
répondre instantanément à sa proposition. Je lui ai demandé de
réfléchir, car je pense qu’il y avait des choses à éclaircir de part et
d’autre. On a au départ évoqué la possibilité de financement du côté
algérien, mais après réflexion ils ont décidé que le film sera produit à
100% par eux. On a éclairci certains points, mais je n’ai posé aucune
condition. Mon souci n’est pas matériel, il est plutôt esthétique. Je
souhaite être à la hauteur du projet. On m’a envoyé le texte que je vais
scénariser selon plusieurs approches, musicale d’abord, puis humaine
parce que Lemchaheb c’est une histoire avec plusieurs histoires à
l’intérieur : les histoires de chacun des membres.
Mais pourquoi sollicitent-ils un réalisateur algérien ?
Je pense que c’est une question de marketing. Il faut savoir que
Lemchaheb se sont disloqués après la mort de Mohammed Batma et Chérif
Lamrani. Ils ont perdu leur public à cause de problèmes internes.
Maintenant que le succès est au rendez-vous, ils veulent reconquérir
leur public et reconstruire le pont qu’ils avaient avec le Maghreb. Il y
a également une dimension algérienne dans le groupe Lemchaheb : Chérif
Lamrani est né à Oran, il est de mère algérienne et c’est lui qui a
introduit la mandole (qui n’existe pas dans le patrimoine marocain)
parce qu’il a été imprégné par la culture algérienne. Oran a beaucoup
influencé Lamrani.
Ce sera votre premier long métrage de fiction ?
Je prépare en parallèle une autre fiction : une adaptation du roman
Myriem dans les palmes, de Mohammed Ould Cheikh, un des premiers
romanciers algériens d’expression française. Son roman est
extraordinaire et j’ai pratiquement finalisé les contours de la trame
qui se déroulera entre Béchar et le Maroc. J’ai pris l’idée du livre et
l’ai développé en introduisant des références historiques et sociales de
la ville de Kenadessa (le chemin de fer, le mouvement national, Messali
El Hadj qui est venu à Kenadessa, etc.). C’est en fait un petit schéma
qui va situer dans le temps une période cruciale de l’histoire de
l’Algérie, la prise de conscience du peuple algérien, comme cela a été
rapporté dans le roman.
Vous vous intéressez beaucoup à l’histoire…
On
ne parle jamais de l’histoire, il y a beaucoup de zones d’ombre parce
que les vivants ne peuvent pas assumer certaines choses. Et on a compris
qu’on ne pouvait pas aller au-delà. On voit d’ailleurs ce que cela a
donné avec les films proposés pour le cinquantenaire de l’indépendance.
Je n’ai pas la prétention d’être un historien mais je crois que, dans
l’Algérie d’aujourd’hui, l’image est le meilleur moyen de raconter notre
histoire. Beaucoup de gens pensent à tort que le Sud n’a pas participé à
écrire l’histoire du pays. Personnellement, j’ai subi ce regard-là et
j’ai été désigné par mon appartenance. J’ai donc le sentiment d’une
responsabilité, d’abord morale, vis-à-vis du pays et de ma région. Je
trouve aussi que chaque créateur devrait s’intéresser à sa région, à ce
qu’il connaît le mieux, et la faire connaître, loin des considérations
matérielles.
Difficile, quand même, de traiter de l’histoire alors que beaucoup de ses acteurs sont encore en vie…
J’ai déposé, il y a un an et demi, un projet sur la Zone VIII. Le
ministère des Moudjahidine a accepté mais le responsable de l’époque
(aujourd’hui à la retraite) m’a recommandé de changer une séquence parce
que l’homme mis en scène est dans l’État. Je l’ai supprimé, devant lui,
avec un feutre mais je lui ai demandé si cette suppression sur papier
pouvait me garantir qu’elle allait supprimer le geste de l’homme de la
grande histoire. Je pense que lorsqu’ils ne seront plus de ce monde, on
pourra dire la vérité.
Sous-entendez-vous que l’écriture de l’histoire, dans le cinéma, est reportée ?
Il y a quelques années, René Vautier a donné une conférence en Algérie
et nous avait parlé de son film, l’Algérie s’embrase. Il nous a raconté
que lorsque la direction du FLN et de l’ALN a vu les images, elle a
demandé d’enlever certains plans relatifs aux moudjahidine qui
pleuraient lorsqu’ils ont vu leurs frères d’armes mourir. Ils lui ont
dit que les moudjahidine ne pleurent pas. Ceci est révélateur d’une
inconscience par rapport à l’histoire. Je sais que chacun d’entre nous
s’autocensure, donc nous n’avons pas besoin de personnes qui viennent
nous dire ce qu’on doit faire. Chaque producteur a le droit de dire,
mais pour ne pas subir la censure de l’État, il ne faudrait pas qu’il
lui demande de l’argent. Il faut trouver d’autres voies de financement,
et avoir les moyens d’assumer ses idées. Il ne faut pas se leurrer, les
finances donnent un pouvoir, que ce soit à l’Algérie ou à l’étranger.
Il y a des lignes rouges partout, en Algérie comme ailleurs…
Chaque pays à ses limites. J’ai eu une expérience avec Lamine Merbah
qui illustre mon constat. Il avait sollicité la France pour un
financement parce qu’il avait scénarisé le roman édité en France, Regard
d’enfant. Mais le scénario a été refusé parce qu’il évoquait la
torture. Eux aussi ont des limites. Pour en revenir à l’Algérie, il y a
toujours des non-dits, des zones d’ombre, mais le cinéma devrait être
dans une dynamique d’évolution et de valorisation. Il faut une stratégie
de production, et des moyens qui vont nous permettre de nous voir dans
le miroir. Je pense que ce qui a été fait et écrit dans la loi sur le
cinéma peut engendrer une dynamique très positive, mais il faudrait y
mettre du sien également.
De quelle manière ?
Lorsque j’étais membre de l’Arpa, j’ai été écœuré par la mentalité des
créateurs et de la création en Algérie. Les gens prennent des
initiatives individuelles et se rendent au ministère, à la télé ou à une
autre institution pour demander de l’aide. On ne peut pas s’attendre à
ce que le secteur se développe si on n’arrive pas à se projeter dans
l’avenir et à s’organiser en communauté, à défendre une vision commune.
On n’en a aucune parce qu’on est divisé et éparpillé. On s’est battu
durant deux ans pour résoudre nos problèmes avec le Fdatic, et on a
réussi, puis on a également sollicité le ministère des Finances pour une
aide. Maintenant, la question est de savoir comment traduire
concrètement ces choses-là, ces acquis. Pour cela, il faut qu’on
s’organise pour que les institutions sentent qu’il y a des cinéastes
organisés qui peuvent exposer leurs vues et leurs attentes.
Même
s’il y a des productions et des moyens, beaucoup déplorent le fait que
les films ne sont ni projetés dans les salles ni diffusés à la télé…
Effectivement,
concernant les productions d’“Alger, capitale de la culture arabe
2007”, la télévision ne les a diffusées qu’une seule fois. Pour moi,
c’est un problème de mentalité. D’ailleurs, lorsque j’étais à l’Arpa,
j’avais même proposé qu’on poursuive en justice la Télévision, mais cela
n’a pas abouti. Je considère que la télévision est un secteur public,
non la propriété de son directeur. Il y a un cahier des charges, une
commande, une grille, et on doit discuter de cela afin de mettre en
évidence le barème, et qu’on travaille sur la qualité. Il faut
encourager une dynamique de création, ce qui permettra aux réalisateurs
de se corriger, de s’apercevoir de leurs maladresses et donc de
s’améliorer. Concernant le cinéma, d’abord les salles devraient être
récupérées par le ministère de la Culture.
Au Festival
de Béchar, vous avez présenté le documentaire, Les rites diwanes à
Béchar. Cette culture fait-elle partie de vos centres d’intérêt ?
Il y a dix ans, j’avais dit que le diwane sera la tendance musicale en
Algérie, et nous sommes en train de le constater aujourd’hui. Mais il y a
tout de même une injustice envers la région de Béchar, et elle est
d’abord artistique. Il a fallu que Alla aille en Allemagne pour émerger,
Gaâda Diwane Béchar, Malika Mokeddem et Mohamed Moulessehoul (Yasmina
Khadra) en France. Il faut casser cette injustice et ce regard
folklorique qu’on pose sur cette région. Quant au diwane, il est pour
moi une partie intégrante de la région, un patrimoine qu’il faudrait
revisiter pour lui donner la place qui lui revient de droit, parce qu’il
révèle l’histoire. Il a fallu que des artistes comme Maâlem Ben Aïssa
(Allah yerahmou), Amazigh Kateb ou Gaâda Diwane Béchar construisent des
ponts pour sortir cette musique de son cadre originel.
Comme elle
était considérée comme un tabou, cette musique est restée en marge, en
conservant toute son authenticité. Ce qui a facilité le processus de
valorisation. Le Maroc a valorisé cette culture avec notamment
l’héritage du ghiwane (il y avait toujours un maâlem avec un goumbri et
des crotales dans les formations ghiwane). Le diwane est un patrimoine
qui reste encore à reformuler.